Cette veine lyrique de l’amour effaçant la peine et la tristesse, redonnant du sens à nos vies, se retrouve dans tous les classiques de la chanson populaire. L’amour, ce serait juste tout ce dont nous avons besoin.
"All nous need is love. Love is all you need" (Les Beatles)"
A l’inverse, combien de chansonnettes, de tubes d’été et d’hiver, de refrains de radio content combien l’amour nous fait souffrir et nous rend méchants ?
"Les histoires d’amour finissent mal, en général" (Rita Mitsouko)
Ou encore
"Denise, je sens que je vais piquer ma crise" (Jacques Higelin)
Au bout du compte, si on écoute les innombrables couplets sur la passion amoureuse, difficile de se faire une idée de ce qui définit l’amour. A passer de textes en textes, sa signification s’éparpille, fuit, se contredit. C’est à se demander si elle est même possible, tant l’amour semble autant un bien absolu qu’une épreuve insupportable.
On nous dira : allons, ces romances ne sauraient nous éclairer sur l’amour, mieux vaut lire les philosophes des passions sur ces questions. Est-ce si sûr ? C’est la question que pose Ruwen Ogien dans son dernier et impertinent essai, Philosopher ou faire l’amour (Grasset, 2014), où, à la manière d’un Wittgenstein (le philosophe analytique des années 1920-1940) qui disait trouver plus de grande philosophie dans les dialogues des westerns que chez bien des professionnels de la pensée, il confronte les refrains obsédants des rengaines aux grands textes des classiques.
Qu’en dégage-t-il ? Chez les uns et les autres, les plus répétitifs clichés sur l’amour prédominent. Ce sont toujours les mêmes, ramassés ici dans un couplet, là dans une longue digression. Si bien qu’Ogien arrive à les classer en six grands thèmes, sans cesse rabachés : L’amour est plus important que tout - L’être aimé est irremplaçable -On peut aimer sans raison -L’amour est au-delà du bien et du mal -On ne saurait aimer sur commande -L’amour qui s’arrête n’est pas un amour véritable.
Explorant ces magnifiques assertions, il prend un malin plaisir à les déconstruire, montrant qu’elles manquent toutes de cohérence, et, surtout, qu’elles sont presque toujours contredites par les aléas de la vie amoureuse. Si l’être aimé est la prunelle de nos yeux, cela va durer combien de temps ? Choisirions-nous d’abdiquer notre liberté ou notre fortune pour une histoire d'amour ? Si notre chéri(e) est irremplaçable, pourquoi divorçons-nous de plus en plus ? Quant à la spontanéité de l’amour, n’est-elle pas qu’une crise soudaine, une « cristallisation » temporaire comme disait Stendhal, ou une flambée de jeunesse ?
De chanson en chanson, Ogien nous amène à penser qu’il n’existe aucune définition de l’amour, de sonessence, qui tienne. Qu’il faut en accepter une multitude de définitions . Qu’il s’agit d’un concept ouvert. C’est là une pensée libératoire. Car le fameux grand amour, sans cesse réaffirmé, défendu, chanté sur tous les tons, est trop souvent invoqué pour défendre des normes étouffantes : une passion forte ne dure que trois ans, après c'est de la routine - l'amour véritable se traduit nécessairement par un mariage et des enfants - l’amour d’un amant ou d’une maîtresse n'est pas authentique - seul l’amour hétérosexuel est acceptable parce que naturel et non pervers - glorifier l’amour en toutes circonstances, cela autorise parfois à justifier des menées violentes, par exemple à défendre le «crime passionnel» comme un crime «excusable».
L’amour, montre Ogien, fonctionne encore comme une idéologie : c'est un système totalitaire où la jalousie fonctionne comme une preuve, où l’infidélité est unetrahison, où une ligne de conduite est imposée : l’homme et la femme doivent être toujours ensemble, aimer les mêmes amis, contenir leurs désirs pour d’autres, ne jamais tromper son conjoint en éprouvant des sentiments amoureux à l’égard d’une tierce personne. Difficile d'échapper à ces discours.
Ruwen Ogien évoque encore les explorations de toutes sortes des amoureux, qui bricolent l'amour. Prenez les actuels défenseurs du polyamour ou poli amori, qui soutiennent un pari apparemment fou, au moins inusité, présenté sur la page d'accueil de leurs sites Internet : « Etymologiquement le mot polyamour provient du grec et du latin et signifie simplement « amours multiples ». Le polyamour est une acceptation du simple fait qu'une seule personne ne peut et ne doit pas être contrainte à combler tous vos désirs ou besoins.»
Partant de cette philosophie, une certaine manière de vivre s’ensuit, qui ne va pas de soi, comme en témoignent les longues pages de discussions, souvent échevelées et de haut niveau, des polymamoureux sur leurs chats. D'entrée, une certaine Lutine explique l’évolution de sa pensée : « Je crois que ce qui me rendait le plus jalouse, c’est la peur d’être abandonnée (…) Puis j’ai réfléchi, et je me suis rendue compte que lorsque j’étais dans la difficulté, j’ai toujours été seule ou presque (…) Alors maintenant, lorsque je me sens abandonnée (et jalouse) je repense à cela (...) et je me calme. Je sais aussi que ceux qui tiennent à moi reviennent toujours. »
Plus loin, Clown.Lapin explique à une femme déchirée entre plusieurs relations fortes : « Je suis d’accord avec ta formulation : «J’aime deux hommes de manière différente et complémentaire». Et j’aimerais ajouter que cette manière d’aimer ces deux hommes peut varier dans le temps - on peut avoir un, deux, ou plus, amours-affections très profonds, et en même temps une seule passion amoureuse.»
Une notion intéressante revient souvent chez les polyamoureux : la « compersion » ou l’anti-jalousie : « La compersion désigne le fait d'éprouver de la joie à voir son partenaire amoureux ressentir lui-même de la joie et du plaisir sans que l'on en soit responsable. On peut rapprocher ce sentiment de celui qu'éprouve un parent à voir ses enfants entretenir une relation intense et épanouissante entre eux, sans parent. Eprouver de la compersion revient à être heureux du bonheur de l'autre… »
Bien avant les polyamoureux, l’écrivain français Denis de Rougemont a montré dans « L’amour et l’Occident » (1939 - 1972), combien l’Europe chrétienne n'a su inventer que ce seul concept : l’amour passion. Il remonte à l’époque des troubadours occitans et de Chrétien de Troyes (1135-1183), qui chantaient le "fin' amour" - et fut symbolisé par le mythe de Tristan et Yseult. Le "fin'" ou "fol'amour" est un amour adolescent, dévorant, fusionnel, exclusif et mortel : quand Yseult découvre Tristan décédé, elle meurt aussitôt d'une espèce d'étouffement.
Cette idéologie de l’amour unique, pour la vie, fonde la monogamie et l’idéal amoureux chrétiens - notre modèle. Selon Denis de Rougemont, elle nous condamne à l’adultère coupable et la souffrance sentimentale. Elle nous empêche de réfléchir, comme faisaient les Grecs anciens, par exemple, à plusieurs formes d’amour : l’Erotikon ou la ferveur érotique, la « mania » ou l’amour passion, la « philia » qu’éprouve les enfants pour leurs parents ou les vieux époux, tous pouvant être vécus de concert.
Depuis les années 1970 cependant, les mœurs ont changé. La sexologie et la sociologie des mœurs nous montrent l’évolution de nos conceptions de l’amour. Elle se fait lentement mais sûrement : on se marie moins, on divorce facilement, les familles se recomposent, l'homosexualité est acceptée, le libertinage a droit de cité. Selon un sondage BVA-Francoscopie 2008 plusieurs données contradictoires coexistent : si 86% des Français affirment qu’un couple a besoin de sexualité pour réussir et 41% comprennent qu’on puisse tomber amoureux de deux personnes à la fois, 80% des hommes et 87% des femmes déclarent vouloir ressentir un sentiment pour faire l’amour et 80% des femmes divorcent pour adultère. En 1999, le sociologue Serge Chaumier synthétise en quelque sorte ces contradictions dans son étude « La déliaison amoureuse » (Colin), où il montre comment nous passons peu à peu du couple « fusionnel » d’hier - quand la femme ne travaillait pas, ne réussissait pas, divorçait avec difficulté, etc. - au couple « fissionnel » d’aujourd’hui, où chacun des conjoints est plus autonome. La dissolution du Je dans le «Nous» - «ce cannibalisme métaphysique», comme l’appelle la féministe américaine Ti-Grace Atkinson - s’estompe.
Laissons Ruwen Ogien conclure, avec un clin d'oeil amusé : « La définition de l’amour comme "souci du bien de l’aimé", "désir d’œuvrer à son bonheur", me semble exposée à une objection puissante : on peut aimer quelqu’un et lui faire beaucoup de mal. »
Commentaire du veilleur responsable de la présente publication Gérard Wéry :
Je ne sais plus quel humoriste disait : "Chérie, tu me dis que tu aimes la langouste, et tu l'ébouillantes; chérie, tu dis que tu aimes les huîtres et tu les avales toutes crues; chérie, tu dis que tu aimes ton chat et tu l'as fait castrer; chérie, tu dis que tu aimes ton chien et tu lui as fait couper la queue... Alors, chérie... quand tu me dis que tu m'aimes... J'ai peur!"
Et le verbe "aimer' a tant de significations dans notre lanque! Alors que comme écrit dans le texte, les Grecs anciens avaient des mots très différents, parlant de sentiments très différents aussi : Philos, amour sentiment comme le plilosophe aime la sagesse (et fait rarement l'amour avec une femme prénomée Sophie!), comme le philodendron est une plante qui aime la lumière du soleil, et comme Philippe est quelqu'un qui aime les chevaux éthymologiquement. (Honni soit qui mal y pense!); Eros, l'amour sexuel, d'où vient érotique et tous ses dérivés... et hélas! ses dérives... dont "pédérastie" attirance sexuelle vers les enfants éthymologiquement (remplacé par des journalistes ignorants par le mot "pédophile" qui est un contre-sens linguistique).
Et par ailleurs ne conjugue-t-on pas souvent le verbe "aimer" au mode passif? et quand on dit à l'autre : "je t'aime", n'est-on pas en train de dire : "aime moi"?
Ce problème de l'amour dans tous ces sens (et dans tous ses sens! et parfois dans tous les sens...) se retrouve souvent dans nos cabinets.